Le Rôle des États-Unis dans la Transition Démocratique du Tchad

Lorsque le dirigeant tchadien Mahamat Idriss Déby a annoncé en octobre que la période de transition du pays serait prolongée de 24 mois, les manifestants sont sortis dans les rues pour protester et ont été confrontés à une violente répression des forces de sécurité tchadiennes. Lorsque les choses se sont calmées, les autorités tchadiennes ont d'abord révélé que 50 personnes avaient été tuées, mais les groupes d'opposition et observateurs indépendants avancent un chiffre beaucoup plus élevé.

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La Place de la Nation dans la ville de N'Djamena, la capitale du Tchad. 23 décembre 2018. ((Yacoub/Wikimedia Commons)
La Place de la Nation dans la ville de N'Djamena, la capitale du Tchad. 23 décembre 2018. ((Yacoub/Wikimedia Commons)

Moins de deux mois après cet incident, Déby s'est rendu à Washington, D.C., avec plusieurs autres dirigeants Tchadiens pour participer au Sommet des Dirigeants États Unis-Afrique. Dans un contexte de demandes de justice pour les violences du 20 octobre et d'inquiétudes vis-à-vis de l'état de la transition démocratique au Tchad, l'invitation de Déby au sommet n'a pas été sans controverse. Mais la relation de longue date entre les États-Unis et le Tchad, ainsi que les progrès réalisés lors du sommet lui-même, offrent aux dirigeants américains une opportunité unique pour faire pression en faveur de la responsabilité et de la justice, encourager la réussite de la transition, et promouvoir la cohésion sociale dans le climat politique polarisé du Tchad.

Une Transition Politique Précaire

Lorsque le Président tchadien de longue date, le Idriss Déby, a été tué au combat en avril 2021, l'armée a pris le contrôle et installé un Conseil militaire de Transition (CMT) dirigé par le général Mahamat Idriss Déby, l'un des fils du défunt président.

Le CMT avait initialement prévu une transition de 18 mois vers un régime civil. Alors que l'échéance de cette transition se profilait à l'horizon cet automne, le CMT a finalement organiser un dialogue national très retardé, destiné à préparer le terrain pour une réforme constitutionnelle et des élections nationales.

Le dialogue national a effectivement recommandé un processus de référendum constitutionnel avec la possibilité de choisir la forme de gouvernement. Cependant, d'autres questions importantes n'ont pas été abordées, notamment les futures élections. Entre-temps, plusieurs acteurs clés de la société civile et des groupes politico-militaires ont refusé de se joindre au dialogue ou l'ont quitté à mi-chemin, et ses deux résultats les plus controversés — une prolongation de 24 mois de la transition et la décision que les membres du CMT seraient autorisés à se présenter aux futures élections — n'ont fait qu'exacerber les tensions au Tchad.

Mécontents de certains résultats du dialogue national, la société civile et l'opposition ont appelé à des manifestations de masse le 20 octobre, faisant sortir des milliers de personnes dans les rues. La réponse du gouvernement a été rapide et brutale, faisant des dizaines de morts et des centaines de blessés, tout en provoquant une réprobation internationale.

Pour sa part, le gouvernement affirme que ses réactions étaient justifiées après que les manifestants se sont livrés à des pillages et ont continué à se réunir alors que les manifestations avaient été déclarées illégales. Après avoir initialement arrêté plus de 600 personnes, le gouvernement a libéré certains manifestants avant de transférer les 401 autres à la prison isolée de Koro Toro pour un procès hâtif de quatre jours que l’Association du Barreau Tchadien a critiqué comme étant une « parodie de justice ».

Le gouvernement du Tchad et l'opposition se sont mis d'accord sur la nécessité d'une enquête officielle sur l'incident du 20 octobre. Cependant, le gouvernement préférait initialement mener l'enquête au sein du Tchad, tandis que l'opposition demandait une enquête internationale indépendante.

Finalement, le gouvernement a accepté une enquête internationale. Le 14 décembre, les membres d'une commission internationale sont arrivés au Tchad pour dix jours de consultations. La commission est dirigée par la Communauté économique des États d'Afrique centrale (CEEAC) et est censée aussi compter des représentants des Nations unies, de l'Union africaine et de la Communauté des États sahélo-sahariens.

Les violences du 20 octobre, les procès précipités des personnes détenues et la polarisation autour du processus d'enquête ont perturbé les voies de discussion déjà étroites entre les parties en conflit au Tchad, compliquant ainsi les perspectives de réconciliation nationale et de retour à l'ordre constitutionnel. De plus, le durcissement du ton par les autorités de transition fait craindre un retour en arrière démocratique. Le Tchad se trouve actuellement dans une impasse politique qui pourrait se réduire à un processus électoral mis en scène et à un recul des droits de l'homme.

Les États-Unis Comme Partenaire International Crédible

Bien que la succession au pouvoir au Tchad en 2021 n'ait pas impliqué le renversement d'un président en exercice par l'armée, elle a été largement jugée inconstitutionnelle dès le départ. Cependant, l'Union africaine, la France et d'autres acteurs internationaux et régionaux n'ont toujours pas sanctionné les dirigeants de la transition tchadienne – une décision qui contraste avec leurs positions sur les récents transferts de pouvoir anticonstitutionnels ailleurs au Sahel et en Afrique de l'Ouest, comme ceux du Burkina Faso, du Mali et de la Guinée. Cette incapacité à sanctionner officiellement le Tchad a laissé la communauté internationale, et l'Union africaine en particulier, dans l'incertitude quant à la marche à suivre.

Les États-Unis, en revanche, n'ont cessé de demander que le CMT respecte le calendrier de transition et que ses dirigeants soient jugés inéligibles aux futures élections. Après les événements sanglants du 20 octobre, l'ambassade des États-Unis a également condamnée la répression par les forces de sécurité gouvernementales.

Ainsi, les États-Unis sont considérés comme l'un des acteurs internationaux les plus crédibles aux yeux de la société tchadienne. Les États-Unis sont parmi les partenaires les plus critiques du Tchad et devraient utiliser leur poids diplomatique pour contraindre les autorités de transition à respecter les droits de l'homme et le calendrier de transition. Pour saisir cette opportunité, les États-Unis disposent de trois leviers qu’ils peuvent utiliser pour soutenir une transition pacifique et démocratique au Tchad :

1. Un engagement diplomatique direct avec le gouvernement Tchadien et l'opposition.

Il est essentiel de continuer à souligner la nécessité de rouvrir l'espace politique avec les autorités de transition. Dans la même lignée, il est crucial que les États-Unis échangent avec les partis d'opposition, notamment le principal parti d'opposition Les Transformateurs, afin de renouer le dialogue avec le gouvernement.

L'annonce de l'initiative Démocratie et Transitions Politiques en Afrique (ADAPT), dotée de 75 millions de dollars, à l'issue du Sommet des dirigeants États-Unis-Afrique, offre aux États-Unis l'occasion d'investir au Tchad une partie du financement prévu, notamment en vue des élections prévues en 2024, tout en veillant à ce que toute assistance au gouvernement tchadien soit directement liée à des mesures concrètes en faveur d'une plus grande transparence, ouverture de l’espace civique, et inclusion.

2. Responsabilité et justice pour les violences du 20 octobre.

La justice pour cet incident est importante pour le retour à la paix dans le pays. Il est crucial que les États-Unis soutiennent la commission dirigée par la CEEAC et toute autre initiative internationale indépendante qui enquête sur les événements du 20 octobre et en identifie les responsables. Cela pourrait, par exemple, prendre la forme d'un soutien diplomatique, en contribuant à la participation effective des Nations unies et de l'Union africaine à l'enquête. En outre, le gouvernement américain pourrait également prévoir une assistance technique pour que l'enquête réponde aux normes requises pour une telle action. Enfin, ce soutien pourrait éventuellement être d’ordre financier si les normes de transparence et d'impartialité sont respectées. Les Etats-Unis devraient également utiliser leur influence diplomatique pour faire pression sur les autorités tchadiennes afin qu'elles respectent les conclusions de la commission.

3. Les États-Unis doivent soutenir la société civile tchadienne et d'autres acteurs qui promeuvent la paix et des droits de l'homme.

Il est important que les Tchadiens aient la possibilité de forger leur propre avenir et de faire entendre leur propre voix. En soutenant les initiatives locales qui œuvrent pour la cohésion sociale et la réconciliation, la défense des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et la sensibilisation à une citoyenneté pacifique.

Cela devrait prendre la forme d'un soutien plus vigoureux aux organisations de la société civile (y compris les organisations de femmes et de jeunes), aux médias, aux organisations de défense des droits de l'homme, à la recherche et aux échanges culturels. Là encore, les fonds investis dans le cadre de l'initiative ADAPT récemment annoncée peuvent contribuer à soutenir la société civile tchadienne en tant un bastion contre le recul de la démocratie au Tchad.  Les institutions américaines déjà actives dans le soutien au Tchad ou qui prévoient de soutenir le pays pourraient également être incitées à soutenir ces acteurs en vue de contribuer au renforcement de la démocratie dans le pays. En dernier recours, face à la radicalisation continue des autorités de transition, une pression politique et économique directe et ciblée pourrait permettre une ouverture de l'espace politique.

Dr. Yamingué Bétinbaye, Allah-Kauis Neneck, Babouh Tih-Kwada Elisabeth sont des chercheurs au Centre de Recherche en Anthropologie et Sciences humaines (CRASH), un groupe de réflexion basé à N'Djaména, au Tchad.

Dr. Hoinathy Remadji est membre du conseil scientifique au CRASH.


PHOTO: La Place de la Nation dans la ville de N'Djamena, la capitale du Tchad. 23 décembre 2018. ((Yacoub/Wikimedia Commons)

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